Hommage à mon grand-oncle Alexandre Yersin

J’étais enfant quand j’ai entendu parler pour la première fois de l’«Oncle Alec» par mes tantes et mon père. Ils discutaient des affaires qu’il avait laissées et qui se trouvaient entreposées chez mon oncle à Aubonne. Petit à petit, j’ai compris que ce personnage mystérieux avait vécu dans un pays lointain et qu’il y avait fait de grandes choses. Ce n’est que bien des années après que j’ai découvert qui était Yersin la Peste.

Le Petit Larousse dit de lui : «Aubonne, canton de Vaud, Suisse, 1863 - Nha Trang, Viêt Nam, 1943. Bactériologiste français d’origine suisse, il découvrit le bacille de la peste (1894)»

Mais sa vie ne se résume pas à cette seule découverte, certes fondamentale, car la peste a de tout temps constitué un des grands fléaux de l’humanité par les épidémies qu’elle a engendrées.

Alors qui fut-il ?

Alexandre Yersin (1863-1943)

Le petit Alexandre est né le 22 septembre 1863, trois semaines après le décès, suite à une attaque d’apoplexie, de son père, dont il porte le nom. Il a une soeur, Emilie, et un frère, Franck, mon grand-père.

Encore enfant, il s’intéresse passionnément aux sciences naturelles et à l’étude des insectes.C’est donc assez naturellement qu’il se tourne vers la médecine après son baccalauréat classique obtenu à Lausanne.

Les études.

A 21 ans. il part étudier la médecine en Allemagne, alors réputée pour la qualité de son enseignement et de sa recherche. Mais ce sont des études principalement théoriques. Il s’y passionne pour l’anatomie pathologique et ses coupes microscopiques. L’année suivante, il continue ses études à Paris; là, la médecine se pratique au lit du malade, les cours théoriques étant facultatifs.

Portrait de Yersin à l'entrée du petit musée qui lui est consacré à l'Institut Pasteur de Nha Trang.
Photo prise lors de mon voyage au Viet-Nam en janvier 1995.

En 1886, il rencontre Pasteur, qui vient de mettre au point son traitement contre la rage, et Roux qui est son assistant. Très vite Yersin sait se rendre indispensable à l’un et à l’autre en devenant leur préparateur ou leur assistant.
A cette époque, la bactériologie en est à ses débuts. La diphtérie et la tuberculose font de grands ravages dans la population. Voilà un sujet tout trouvé pour la thèse de doctorat de Yersin. La découverte du bacille de la tuberculose par Koch ne date que de 1882.

Le 26 mai 1888, Alexandre Yersin soutient sa thèse de doctorat en médecine, et est déclaré docteur en médecine le jour même. Dès cette date, il ne signe plus ses lettres, même à sa mère ou à sa soeur, que “Dr Yersin”.

Hélas, en France, l’exercice de la médecine est réservé aux seuls Français, et Yersin est suisse ! Sa mère étant d’origine française, sa naturalisation ne pose aucun problème. Yersin devient donc français, une simple formalité.

En automne 1889, il part une semaine, seul, sur la côte normande qu’il parcourt à vélo. Il découvre la mer ... et c’est la fascination immédiate.

A la demande de Roux, il doit assurer quelques cours de Microbie technique, mais le fait sans enthousiame. L’enseignement l’ennuie. Il rêve de s’engager dans la marine et d’étudier les maladies exotiques. Grâce à une lettre de recommandation du directeur de l’Institut Pasteur, Yersin est engagé dans les Messageries Maritimes. Il part le 21 septembre 1890 pour Saigon, un voyage de trente jours.

Les Messageries Maritimes.

Pendant le voyage, il observe tout avec fascination : les paysages, l’activité des ports; la vie à bord qui l’amuse. Arrivé à Saigon, il apprend qu’il est affecté à la ligne Saigon-Manille comme médecin de bord.

Lors de ses escales à Manille, il visite avec curiosité l’arrière-pays. Lorsqu’il est à Saigon, il fait également de nombreuses excursions, remontant en barque la rivière de Saigon avec ses deux boys, ou à pied à travers la forêt, visitant des populations locales. Il fait le récit de ses expéditions dans des lettres qu’il envoie à sa mère.

A la suppression de la ligne Saigon-Manille, qui ne présente plus d’intérêt pour Yersin, il est affecté au Saigon qui fait du cabotage entre Saigon et Haiphong, au nord de l’actuel Viet-Nam. Le bateau longe les côtes, ce qui lui permet de faire des croquis des paysages rencontrés.

A l’époque, l’Indochine (actuel Viet-Nam) est une récente colonie française. Mais seule la zone côtière, relativement étroite, est connue. En 1891, Yersin fait une première expédition dans la chaîne annamitique, à travers forêts, montagnes et marécages.

Cette première expédition conforte Yersin dans son goût pour l’exploration. Pour mieux se préparer, il apprend à faire le point, à utiliser un sextant, à faire des observations astronomiques. Ce qu’il souhaite à présent, c’est obtenir un ordre de mission scientifique du gouvernement français pour explorer le haut pays.

A la fin de 1891, il quitte les Messageries Maritimes. Il est désormais libre de son temps. S’il soigne occasionnellement des Annamites, c’est vers l’exploration qu’il souhaite se tourner pour “suivre de loin les traces de Livingston”.

Les explorations

L’arrière-pays, les régions montagneuses, ne sont pratiquement pas connus. C’est donc un projet d’importance que Yersin entreprend au printemps 1892. Muni d’un chronomètre de marine et d’un théodolite, il part en expédition d’exploration, déterminant les coordonnées des villages visités, fait du troc avec les villageois pour obtenir un éléphant ou une pirogue pour continuer son voyage. En deux mois et demi de marche, il a pleinement atteint le but de sa mission : établir une cartographie précise de la région entre la côte et le Mékong, de Nha Trang à Pnom Penh. De plus, il a fait une moisson d’observations ethnologiques et de nombreux clichés photographiques de grand intérêt.

Au cours d’un deuxième voyage, cherchant un tracé pour une route entre Saigon et Nha Trang, il découvre le plateau du Lang Bian où sera plus tard fondée la ville de Dalat. Il rencontre de nombreuses tribus, souvent en guerre les unes contre les autres, et fait l’intermédiaire entre elles pour tenter d’obtenir la paix entre les belligérants. Un troisième voyage d’exploration le mène, dans les mêmes conditions, de Nha Trang à Tourane (actuellement Dha Nang).

Le 27 mai 1894, il quitte Saigon pour Hanoi où sa vie va prendre un nouveau virage.

Photo extraite du livre "Yersin, un Pasteurien en Indochine" de Henri Mollaret et Jacqueline Brossolet

La peste

De tout temps, la peste a été un fléau de l’humanité, faisant des milliers de morts lors d’épidémies dévastatrices. Au début de 1894, la peste, qui est endémique en Chine du sud, atteint Canton, puis Hong Kong et menace l’Indochine. Yersin, qui a déjà demandé plusieurs fois au gouverneur général de pouvoir aller étudier la maladie au Yunnan d’où elle s’est répandue, obtient enfin la mission qu’il souhaite. Le 15 juin 1894, il arrive à Hong Kong. La moitié de la population a déjà fui la ville. Les malades sont hospitalisés à la hâte (la mortalité atteint 96% des malades, la mort survient en quelques jours, parfois moins de vingt-quatre heures), les maisons infectées sont évacuées de leurs habitants, le mobilier est brûlé, les murs et le toit désinfectés et les quartiers concernés interdits.

Rien n’est fait par les autorités anglaises de Hong Kong pour lui faciliter la tâche. Le local qu’on lui attribue est déjà occupé par une équipe japonaise conduite par le Pr Kitasato. On lui refuse l’autorisation d’autopsier les cadavres : ils sont tous réservés aux Japonais ! La seule chose qu’il puisse examiner, c’est le sang des malades. Mais il n’y trouve rien. Il pressent que c’est dans le bubon (inflammation d’un ganglion lymphatique), une lésion caractéristique de la peste, que se trouve la réponse. Le 20 juin, il est obligé de soudoyer des soldats anglais pour avoir accès à des cadavres et leur prélever des bubons. Il écrit :« ... Le bubon est bien net, je l’enlève en moins d’une minute et je monte à mon laboratoire. Je fais rapidement une préparation et la mets sous le microscope. Au premier coup d’oeil, je reconnais une véritable purée de microbes, tous semblables. Ce sont de petits bâtonnets trapus, à extrémités arrondies ... Il y a beaucoup de chances pour que mon microbe soit celui de la peste ...»

C’est dans une paillotte que Yersin va poursuivre ses recherches jusqu’au 8 août 1894. Méthodiquement, régulièrement, il examine des malades, autopsie des pestiférés, analyse des lésions, cultive des bacilles qu’il a isolés et les inocule à des animaux de laboratoire. Il entrevoit déjà la possibilité d’atténuer le bacille, comme l’a fait Pasteur, pour aboutir à un vaccin. Il envoie des prélèvements à Émile Roux à l’Institut Pasteur de Paris pour qu’on puisse y poursuivre les recherches.

Dès son arrivée à Hong Kong, Yersin a remarqué une grande quantité de rats morts dans les rues. Il pressent que les rongeurs jouent un rôle important dans la propagation de l’épidémie. Il en fait l’autopsie et y retrouve son bacille. Ainsi, en trois semaines, sans assistance, dans un laboratoire improvisé, il découvre la nature microbienne de la peste, isole, cultive et caractérise son agent et amorce son étude épidémiologique en montrant l’unicité de la peste humaine et de celle des rongeurs. Il faudra encore attendre quelques années pour découvrir que le véritable vecteur de la peste est la puce du rat.

Photo extraite du livre "Yersin, un Pasteurien en Indochine" de Henri Mollaret et Jacqueline Brossolet